Французский перевод А. Грегуара
Источник: La Geste du Prince Igor: Épopée russe du XII-e siècle. New York, 1948.
- 1. Nous siérait-il point, frères, de commencer, avec les paroles d’autrefois, la geste ardue de l’host d’Igor’, Igor’, fils de Svyatoslav?
- 2. Entonnons-le donc, ce chant, et qu’il suive les faits d’aujourd’hui, non la fantaisie de Boyan!
- 3. Car Boyan le Devin, voulait-il а quelqu’un faire sa chanson, lors, par la pensée, il s’élançait tantôt par les arbres, tantôt, pareil au loup gris, sur la terre, et, tantôt, semblable а l’aigle bleu, sous les nuées.
- 4. Car, а ce qu’il nous conte, il se remembrait les luttes du temps jadis, et du coup lâchait dix faucons sur un vol de cygnes; et le premier cygne happé de chanter son chant!
- 5. Mais, а vrai dire, Boyan, mes frères, ne lâchait point dix faucons sur un vol de cygnes; il posait seulement ses doigts magiques sur les cordes vivantes, qui, d’elles-mêmes, se mettaient а chanter la gloire des princes: du vieux Yaroslav, du vaillant Mstislav, celui qui égorgea Rededya devant les bataillons tcherkesses, du beau Roman, fils de Svyatoslav.
- 6. Mais laissons, frères, toute cette geste, depuis Vladimir l’ancien, jusqu’а cet Igor qui, de nos jours, a trempé son âme de force, aiguisé son coeur de vaillance.
- 7. Tout plein d’esprit guerrier, il menait ses braves bataillons en terre koumane, lutter pour la terre russe.
- 8. Lors, cherchant des yeux le clair soleil, Igor vit l’astre ensevelir d’ombre tous ses guerriers.
- 9. Et Igor dit а sa druzina:
- 10. «Frères et compagnons! Plutôt encore être taillés en pièces que devenir esclaves.
- 11. Or, ça, chevauchons nos prompts destriers, que nos regards puissent atteindre l’onde bleue du Don!»
- 12. La flamme du désir dévorait l’esprit du prince, et le présage lui fut voilé par sa passion, la soif de boire au Grand Don.
- 13. «Car», dit-il, «je veux rompre une lance au fond de la plaine koumane avec vous, fils de la Russie, et j’y veux laisser ma tête, ou j’aurai bu au Don, dans mon heaume.»
- 14. O Boyan, rossignol du temps jadis! Ah, si c’était toi qui chantais ces armées, sautant de branche en branche, ô rossignol, dans l’arbre spirituel, volant en esprit sous les nuées, tressant des hymnes de gloire autour de ce siècle, t’élançant sur la trace troyenne par monts et par plaines!
- 15. Il appartiendrait а un descendant du poète de chanter ainsi le chant d’Igor’:
- 16. «Ce n’est pas la tempête qui a porté les faucons par-dessus les vastes plaines; et les choucas fuient par bandes vers le Grand Don. …»
- 17. Ou plutôt, ô Boyan le Devin, petit-fils de Vêles, ne devrions-nous point ainsi préluder:
- 18. Les coursiers hennissent par delа la Sula et le branle de la gloire retentit а Kiev; lès clairons sonnent а Novgorod, et les étendards se dressent а Putivl’; Igor’ attend son frère bien-aimé, Vsevolod.
- 19. Et le bouillant taureau Vsevolod lui dit:
- 20. «Toi, Igor’, tu es mon frère unique, ma seule lumière brillante, et nous sommes tous deux fils de Svyatoslav.
- 21. «Selle, ô mon frère, tes coursiers rapides!
- 22. «Et quant aux miens, ils sont prêts, déjа tout sellés, près de Kursk.
- 23. «Et quant а mes hommes de Kursk, ce sont des guerriers glorieux: c’est auprès des clairons qu’on les a mis dans les langes, c’est parmi les heaumes qu’on les a bercés, c’est а la pointe des lances qu’on les a nourris.
- 24. «Les chemins leur sont connus, les ravins leur sont familiers, leurs arcs sont bandés, leurs carquois ouverts, leurs sabres affilés.
- 25. «Et ils bondissent, eux, comme des loups gris par la plaine, en quête, pour eux d’honneur, et, pour le prince, de gloire.»
- 26. Et voici que le prince Igor’ met le pied dans l’étrier doré, et chevauche par la plaine libre.
- 27. Le soleil, d’une barrière de ténèbres, entrave sa course.
- 28. La nuit, grondant avec la voix de l’orage, a réveillé les oiseaux, que le cri des fauves fait se blottir de peur, se pelotonner par centaines.
- 29. Le Div, au faоte de l’arbre, lance son appel, donne l’alarme aux pays estranges, – Volga, Rive-de-la-Mer, Berge-de-la-Sula, Sîroz et Kherson et toi, Idole de Tmutarakan’!
- 30. Et les Koumans, par des sentiers non frayés, se sont mis а fuir vers le Grand Don; leurs chars, on dirait des cygnes débandés, gémissent dans la nuit: Igor’ mène ses guerriers vers le Don!
- 31. Or, déjа l’oiseau s’abrite dans la ramure, pressentant le malheur du prince; l’incantation des loups dans les ravins évoque l’épouvante; les aigles, de leur cri strident, appellent les fauves а la curée; les renards glapissent aux boucliers rouges.
- 32. O pays russe, tu es déjа loin derrière le coteau!
- 33. Bien tard dans la nuit se sont amortis les feux du couchant.
- 34. Voici que luit la lumière de l’aube; les champs sont couverts de brume.
- 35. Le gazouillement des rossignols s’est assoupi, réveillant le jacassement des choucas.
- 36. Les fils de la Russie ont barré de leurs boucliers rouges les vastes plaines, en quête d’honneur pour eux, de gloire pour le prince.
- 37. Le vendredi, dès l’aube, ils piétinaient les bandes paпennes des Koumans et se dispersaient comme des flèches par la plaine, enlevant les belles filles koumanes, et, avec elles, l’or, les passementeries, les samits précieux.
- 38. Avec les couvertures, les manteaux, les pelisses, ils jetaient des ponts sur les marécages et les fanges, des ponts avec les tissus de Koumans,
- 39. Un rouge étendard, une bannière blanche, un toug cramoisi, une haste d’argent au brave fils de Svyatoslav!
- 40. La vaillante nichée d’Oleg sommeille dans la plaine. Elle s’est envolée bien loin.
- 41. Elle n’était pas née pour l’outrage, ni promise au faucon, ni au gerfaut, ni а toi, noir corbeau, impur Kouman!
- 42. Gza court comme un loup gris, Končak lui fraye la piste vers le Grand Don.
- 43. Le lendemain, а la première heure, des aurores sanglantes annoncent le jour.
- 44. Des nuages noirs viennent de la mer, ils veulent couvrir les quatre astres, et des éclairs bleus y palpitent.
- 45. Ah! un grand tonnerre va tonner. Ah! il va pleuvoir, pleuvoir des flèches du côté du Grand Don!
- 46. Lа, les lances se rompront et les sabres s’ébrécheront contre les casques koumans, sur la rivière Kayalп près du Grand Don.
- 47. O pays russe, tu es déjа loin derrière le coteau!
- 48. Voici les vents, petit-fils de Stribog, qui soufflent de la mer une nuée de flèches contre les vaillants bataillons d’Igor’.
- 49. La terre gronde, les rivières roulent des eaux troubles, la poussière couvre au loin les plaines.
- 50. Les étendards l’annoncent: les Koumans viennent du Don et de la mer!
- 51. Et de tous les côtés ils ont cerné les troupes russes.
- 52. Les fils du Démon, de leur clameur, ont barré la plaine, et les vaillants fils de la Russie l’ont barrée de leurs boucliers rouges.
- 53. Furieux taureau, ô Vsevolod! En bataille, tu te dresses; tu fais jaillir les flèches contre les guerriers, tu heurtes les heaumes avec tes glaives d’acier franc.
- 54. Partout oщ le taureau a bondi, avec son casque d’or étincelant, partout gisent les têtes impures des Koumans.
- 55. Les casques avars sont fendus par les sabres bien trempés, et c’est ton ouvrage, furieux taureau, ô Vsevolod!
- 56. Ah, les coups qu’il frappait, frères aimés, oubliant ses honneurs, oubliant ses richesses, et la cité de Černigov, le trône d’or de son père, et, de sa chère et belle épouse, la fille du prince Gleb, l’amour et les caresses.
- 57. Il y eut jadis les batailles de Troie; ils sont passés, les temps de Yaroslav, et les combats d’Oleg, d’Oleg fils de Svyatoslav.
- 58. Car cet Oleg, de son glaive, forgeait la discorde et semait la terre de ses flèches.
- 59. Il soîlait mettre le pied а l’étrier d’or dans la ville de Tmutarakan’.
- 60. C’est ce même cliquetis que le grand Yaroslav, lui, avait bien su entendre.
- 61. Mais le fils de Vsevolod, Vladimir, se bouchait les oreilles tous les matins а Černigov.
- 62. Quant а Boris, fils de Vyačeslav, sa gloriole lui a fait perdre sa cause, et sur l’herbe verte de la steppe, elle a étendu son drap funèbre, pour l’offense faite а Oleg, prince jeune et vaillant.
- 63. C’est du même gazon que Svyatopolk emporta son père, bercé entre des ambliers hongres, vers Kiev, а Sainte Sophie.
- 64. Alors, au temps d’Oleg, rejeton de Gorislava, c’était la dispute qu’on semait et qui poussait partout; le bien des petit-fils de Dažbog se consumait, et dans les querelles des princes s’abrégeaient les jours de leurs hommes.
- 65. Alors, sur la terre russe, bien rarement, les laboureurs lançaient leur appel, mais bien souvent les corbeaux croassaient en se partageant les cadavres, et les choucas, dans leur baragouin, s’annonçaient prêts а voler au festin.
- 66. Voilа ce qui se passait dans ces guerres et dans ces campagnes; mais jamais jusqu’ici on n’avait ouп la rumeur d’un combat pareil: du matin au soir et du soir а l’aurore, les flèches bien trempées volent, les sabres sonnent contre les heaumes, les lances d’acier franc crépitent.
- 67. Dans la plaine estrange, emmi le pays kouman, la terre noircie par le sabot des chevaux fut emblavée d’ossements, arrosée de sang: et une moisson de malheurs pointa de la terre russe.
- 68. Quelle est donc la rumeur, quel est le cliquetisque j’entends?
- 69. Tôt avant la blancheur du jour, c’est Igor’ qui ramène ses troupes, car il a eu pitié de son frère chéri Vsevolod.
- 70. On s’est battu un jour, puis un autre jour: c’est le troisième, а midi, que tombèrent les étendards d’Igor’.
- 71. Lа, les deux frères se séparèrent, sur la berge de la Kayalп rapide.
- 72. Lа, le vin sanglant vint а manquer.
- 73. Lа, les vaillants fils de la Russie achevèrent le festin, enivrèrent leurs beaux-frères et titubant eux-mêmes, tombèrent pour la terre russe.
- 74. L’herbe, de douleur, se pencha et l’arbre s’inclina de chagrin vers le sol.
- 75. Car, frères, l’heure douloureuse est venue, et maintenant le désert a enseveli la force.
- 76. La Violence s’est levée au milieu des armées du petit-fils de Dažbog: vierge, elle a paru sur la terre troyenne; elle a fait s’agiter les ailes des cygnes sur la mer bleue, dans les parages du Don; et par ce battement d’ailes, elle a réveillé le temps, gros de querelles intestines.
- 77. C’en est fait des victoires des princes sur les infidèles, depuis que le frère a dit au frère: «Ceci est а moi, et cela aussi»; et depuis que les princes, grossissant des vétilles, se sont mis а forger la discorde contre eux-mêmes.
- 78. Et de toutes parts, les infidèles, précédés par la victoire, ont envahi la terre russe.
- 79. Ah! le faucon, fondant sur les oiseaux, a volébien loin vers la mer.
- 80. Et l’on ne ressuscitera pas la vaillante armée d’Igor’.
- 81. La pleureuse, derrière elle, a élevé sa plainte, et la lamentation parcourt la terre russe.
- 82. Agitant la braise dans la corne ardente, les femmes russes, éplorées, disaient:
- 83. «Jamais plus notre âme n’imaginera nos bien-aimés, ni notre pensée ne les caressera, ni nos yeux ne les pourront contempler; et quant а l’or et l’argent, nous ne l’effleurerons plus jamais.»
- 84. Or donc, frères, Kiev gémit dans la douleur et Černigov dans l’adversité.
- 85. La peine déborde sur la terre russe, et le chagrin déferle au coeur de la terre russe.
- 86. Et les princes russes, en personne, forgent la sédition les uns contre les autres.
- 87. Et les paпens, en personne, paraissent en vainqueurs dans la terre russe, prélevant un écureuil par foyer.
- 88. Car les deux vaillants fils de Svyatoslav, Igor’ et Vsevolod, ont maintenant suscité la violence hostile que leur père, le redoutable grand-prince de Kiev, Svyatoslav, avait apaisée et qu’il avait su dompter.
- 89. Avec ses forts bataillons, ses glaives d’acier franc, il avait envahi la terre koumane, foulé collines et ravins, troublé rivières et lacs, desséché torrents et marais; pareil а l’ouragan, il déracina Kobyak l’infidèle, du fonds de sa baie marine, du sein de ses forts bataillons de fer, de ses hordes koumanes, et Kobyak est venu s’écrouler а Kiev, la citadelle, dans la grand’salle de Svyatoslav.
- 90. Et voici а présent les Germains et les Vénitiens, les Grecs et les Moraves qui chantent la gloire de Svyatoslav et déplorent le prince Igor’, qui a noyé toute opulence au fond de la Kayalп, et comblé les rivières koumanes avec l’or de la Russie.
- 91. Et voici а présent le prince Igor’ qui a passé de la selle dorée а la selle servile.
- 92. Et les remparts des villes s’affaissent et la joie se meurt.
- 93. Et Svyatoslav vit un songe trouble sur les collines de Kiev.
- 94. «J’ai rêvé ceci», dit-il: «Cette nuit, dès le soir, on m’avait vêtu d’un linceul noir sur un lit de cèdre.
- 95. «On me versait du vin bleu mêlé de fiel.
- 96. «Sur mon sein, avec les carquois vides des infidèles Petchénègues, on semait de grosses perles.
- 97. «Et voici qu’а présent on me caresse, et déjа, dans mon palais au toit d’or, la maоtresse poutre manque au plafond.
- 98. «Toute la nuit, dès le soir, les corbeaux mornes ont croassé.
- 99. «Près de Plesensk, je vois au pied de la montagne, un traоneau forestier qu’on emporte vers la mer bleue.»
- 100. Et les Boyars dirent au prince:
- 101. «Déjа, Prince, la tristesse s’est emparée de notre âme.
- 102. «Car voici que deux faucons se sont envolés du trône paternel en quête de la cité de Tmutarakan’, ou pour boire au Don, dans leurs casques; mais déjа, les ailes de ces faucons sont rognées par les sabres des infidèles, tandis qu’eux-mêmes sont tous deux empêtrés dans des entraves de fer.
- 103. «Car il a fait sombre le troisième jour: les deux soleils se sont éclipsés: les deux colonnes de pourpre se sont éteintes et noyées dans la mer et avec eux les deux jeunes lunes se sont voilées de ténèbres.
- 104. «Sur la rivière Kayalп, l’ombre a enseveli le jour.
- 105. «Les Koumans se sont répandus sur la terre russe comme une portée de guépards, et de proche en proche une folle audace a gagné jusqu’aux Huns.
- 106. «A présent, l’infamie s’est abattue sur la gloire.
- 107. «A présent, la violence a foudroyé la liberté.
- 108. «A présent, Div a fondu sur la terre.
- 109. «Et voici les belles filles des Goths qui entonnent leur chant au bord de la mer bleue: faisant sonner l’or russe, elles chantent ce temps lugubre, elles exaltent en cadence les vengeurs de Љarokan.
- 110. «Et nous, ceux de la družina, nous sommes désormais sevrés de joie.»
- 111. Alors le grand Svyatoslav laissa tomber une parole d’or mêlée de larmes et dit:
- 112. «O mes neveux, Igor’ et Vsevolod! Tôt vous avez commencé, par le glaive, а jeter la terreur au pays kouman, et а chercher pour vous la gloire; mais vos victoires furent sans honneur, car vous fites couler, ô honte, le sang des fidèles.
- 113. «Vos coeurs vaillants sont ferrés d’un dur acier franc et trempés d’outrance turbulente.
- 114. «Qu’avez-vous donc fait а ma tête chenue, а mon chef aux fils d’argent?
- 115. «Je ne vois plus commander mon frère Yaroslav, le fort, le riche, le chef de nombreux guerriers, avec ses grands boyars de Černigov, avec ses magnats, avec ses Tatrans, avec ses Šelbirs, avec ses Topčaks, avec ses Revugs, avec ses Olbers: ceux-lа, sans boucliers, avec des coutelas fichés dans leurs bottes, sont victorieux des bataillons qu’ils enfoncent а grande clameur, faisant sonner la gloire de leurs ancêtres.
- 116. «Mais vous avez dit: A nous seuls la vaillantise, pour nous-mêmes nous prendrons la gloire future; et nous nous partagerons la gloire passée!
- 117. «Est-ce donc si grande merveille, ô mes frères, pour un vieillard de rajeunir?
- 118. «Lorsqu’un faucon a déjа mué plusieurs fois, il chasse les oiseaux très haut dans la nue et ne laisse pas sa couvée exposée а l’outrage.
- 119. «Mais, ô malheur, ce qui me fait défaut, c’est le secours des princes.»
- 120. A présent tout est sens dessus dessous.
- 121. Voici que l’on crie а Rim sous les sabres koumans et Volodimir est couvert de blessures.
- 122. Tristesse et deuil au fils de Gleb!
- 123. Grand prince Vsevolod! ne songes-tu pas а accourir des lointains pour veiller sur le trône d’or de ton père?
- 124. Car toi, tu peux, sous tes avirons, faire la Volgajaillir et retomber en une pluie de gouttelettes, tu peux épuiser le Don avec tes casques.
- 125. Si tu étais lа, une captive ne coîterait qu’une nogata, un esclave ne vaudrait qu’une rezana.
- 126. Car tu peux lancer sur la terre ferme, jets de feuvivants, les vaillants fils de Gleb.
- 127. Toi, bouillant Ryurik, et toi, David, ne sont-ce pas les vôtres qui ont navigué dans le sang sous leurs casques dorés?
- 128. Votre vaillante družina ne mugit-elle pas comme un troupeau de buffles blessés par des sabres bien trempés sur la plaine estrange?
- 129. Seigneurs, mettez tous deux le pied а l’étrier doré, pour venger l’opprobre de notre temps, pour la terre russe, pour les blessures d’Igor’, ardent fils de Svyatoslav!
- 130. Yaroslav Osmomпsl de Gallč! Tu sièges bien haut sur ton trône forgé d’or, soutenant les monts Ougriens de tes bataillons de fer, ayant barré la route au Roi, fermé les portes du Danube, lançant les pierres de tes pierriers par delа les nuages, toi qui rends la justice jusqu’au Danube!
- 131. Tes orages ravinent les pays: tu ouvres la porte de Kiev; du trône d’or paternel, tu tires sur les sultans en pays lointain.
- 132. Ah, tire donc plutôt, Seigneur, contre Končak, l’esclave infidèle, pour la terre russe, pour les blessures d’Igor’, le vaillant fils de Svyatoslav!
- 133. Et toi, bouillant Roman, ainsi que Mstislav: votre pensée intrépide emporte votre esprit vers l’action.
- 134. Impétueux, tu prends ton essor vers les hauteurs, vers les prouesses, comme le faucon qui plane au-dessus des vents et qui, fougueusement, fonce pour saisir un oiseau.
- 135. Chez vous, on porte la cuirasse de fer sous le casque latin; la terre en gronde, et maints peuples, Huns, Lithuaniens, Yatvings, Borusses et Koumans ont jeté leurs lances et courbé leurs têtes sous vos glaives d’acier franc.
- 136. Mais déjа, Prince, la lumière du soleil s’est éclipsée pour Igor’ et l’arbre a laissé choir ses feuilles, а la malheure.
- 137. On met les villes au pillage sur la Ros’ et sur la Sula, et le vaillant bataillon d’Igor’ ne ressuscitera pas.
- 138. Prince, le Don t’appelle, il convie les princes а la victoire.
- 139. Les fils d’Oleg, princes vaillants, sont déjа prêts au combat.
- 140. Ingvar’ et Vsevolod, et vous trois, fils de Mstislav, vautours aux six ailes, fils d’une couvée non médiocre! C’est а la loterie de la victoire que vous avez gagné vos domaines paternels.
- 141. Qu’advient-il donc de vos heaumes d’or et de vos lances polonaises, et de vos boucliers?
- 142. Bouchez la porte aux gens de la steppe avec vos flèches acérées, pour la terre russe, pour les blessures d’Igor’, du vaillant fils de Svyatoslav !
- 143. La Sula ne roule plus ses flots d’argent pour la cité de Pereyaslavl’ et la Dvina, chez ceux de Polock, naguère si redoutables, coule fangeuse sous les cris des infidèles.
- 144. Seul Izyaslav, fils de Vasil’ko, a fait sonner ses glaives acérés sur les heaumes lithuaniens; il a fait pâlir le renom de son aпeul Vseslav, quand on l’a vu lui-même pâlir sous les boucliers rouges, tomber sur l’herbe sanglante comme sur un lit nuptial, fauché par les glaives de Lithuanie.
- 145. Et Boyan avait dit par avance:
- 146. «Prince, l’oiseau a couvert de ses ailes ta družina et les fauves ont léché son sang.»
- 147. Ni ton frère Bryačislav–ni l’autre–Vsevolod, n’était présent; solitaire, tu as laissé ton âme de perle s’enfuir de ton corps vaillant, а travers le collier d’or.
- 148. Les voix se font languissantes, la joie se meurt, et les trompettes de Gorodec de sonner!
- 149. Yaroslav et vous tous, descendants de Vseslav, а présent il ne vous reste qu’а abaisser vos étendards, qu’а remettre au fourreau vos glaives ébré-chés.
- 150. Car vous avez forfait la gloire ancestrale.
- 151. Car vous avez commencé, par vos discordes, d’attirer les infidèles sur la terre russe, sur les domaines de Vseslav.
- 152. Car c’est par vos querelles séditieuses que la violence est venue de la terre koumane, au septième millénaire, sur la terre troyenne.
- 153. Ah, ce Vseslav! Il jeta les sorts pour la vierge qu’il aimait.
- 154. Le rusé! S’appuyant sur sa lance, il bondit vers la citadelle de Kiev, il toucha de la hampe le trône de Kiev, le trône d’or.
- 155. Pour bondir, comme une bête fauve, а minuit, de Belgorod, sous le voile de brume bleue.
- 156. Jusqu’а trois fois il lui fut donné de saisir sa part de chance! Il avait ouvert la porte de Novgorod, mis en pièces la gloire de Yaroslav
- 157. Pour bondir ensuite comme un loup vers la Nemiga, y fouler le sol de l’aire. Et voici que, sur la Nemiga on met les têtes en gerbe, on les bat avec des fléaux d’acier franc; sur l’aire, on vanne l’âme а la faire sortir du corps.
- 158. Les rives sanglantes de la Nemiga lors furent ensemencées а la malheure, elles le furent avec les ossements des fils de la Russie.
- 159. Vseslav le prince jugeait les hommes; en prince, il gouvernait les villes, en loup il rôdait dans la nuit: de Kiev il arrivait en une nuit, avant le chant du coq, а Tmutarakan’ et, tel un loup, il coupait la route au grand Hors.
- 160. Un jour on sonnait pour lui les cloches а matines dans Polock, а Sainte-Sophie, et il arrivait а Kiev quand les cloches de matines sonnaient encore.
- 161. Bien que portant une âme d’enchanteur dans un corps héroпque, plus d’une fois il souffrit durement.
- 162. C’est pour lui que Boyan le Devin, dans sa sagesse, avait par avance frappé cette sentence, savoir:
- 163. «Ni le malin, ni l’habile, ni l’oiseau qui babille ne se peut soustraire а l’arrêt divin.»
- 164. Oh, le temps de gémir est venu pour la terre russe, en évoquant le temps jadis et les princes d’autrefois.
- 165. Vladimir-’Ancien ne se serait point laissé river ainsi aux montagnes de Kiev!
- 166. A présent, ses étendards appartiennent, les uns а Ryurik, les autres а David, mais leurs flammes flottent en sens contraire.
- 167. Les lances chantent sur le Danube.
- 168. Mais j’entends la voix de Yaroslavna; dès l’aube, dans son angoisse, tel le coucou, elle lance son appel.
- 169. «Je m’envolerai, tel le coucou», dit-elle, «au fil du Don.
- 170. «Je tremperai ma manche de castor dans la rivière Kayalп.
- 171. «J’essuierai les plaies sanglantes du prince sur son corps dru.»
- 172. Ainsi, а l’aube, dans Putivl’, sur le rempart, Yaroslavna pleure et se lamente, disant:
- 173. «O Vent, mon Vent chéri! Pourquoi, Seigneur Vent, ton souffle est-il si rude?
- 174. «Pourquoi, d’une aile indifférente, portes-tu les flèches des Huns contre les guerriers de mon bien-aimé?
- 175. «Ne te suffit-il point de souffler lа-haut sous les nuages, de bercer les nefs sur la mer bleue?
- 176. «Pourquoi, Seigneur, as-tu dispersé ma joie sur l’herbe de la steppe?»
- 177. Yaroslavna, au matin, dit en se lamentant sur le rempart de Putivl’:
- 178. «O, Dniepr, fils de Slavuta! Tu as fait ta percée а travers les monts rocheux, а travers la terre koumane.
- 179. «Tu as porté, balancé sur tes épaules, les nefs de Svyatoslav jusqu’а la horde de Kobyak.
- 180. «Berce, ô Seigneur, mon bien-aimé, fais-le remonter jusqu’а moi, que je n’aie pas besoin de lui envoyer au matin mes pleurs vers la mer.»
- 181. Yaroslvna, а l’aube, se lamente sur le rempart de Putivl’ en disant:
- 182. «O Soleil clair et trois fois clair! Pour tous tu es chaud et beau.
- 183. «Pourquoi, Seigneur, as-tu dardé tes rayons ardents sur les guerriers de mon bien-aimé? Pourquoi, dans la plaine aride, as-tu fait, brîlés de sécheresse, leurs arcs se racornir, pourquoi as-tu fait, de détresse, leurs carquois se serrer?»
- 184. La mer déferle а minuit; les trombes s’avancent: а travers les brumes Dieu montre а Igor’ sa route, de la terre koumane vers la terre russe, vers le trône d’or de son père.
- 185. Les lueurs du couchant se sont éteintes: Igor’ sommeille, Igor’ veille, Igor’ par la pensée mesure les plaines, depuis le Grand Don jusqu’au Petit Donec.
- 186. Vlur, amenant un cheval, а minuit, siffle soudain par delа la rivière, et c’est un signal pour le prince: le prince Igor’ échappera aux tourments!
- 187. La terre résonne, l’herbe se met а bruire, les tentes koumanes s’agitent.
- 188. Lui cependant, pareil а l’hermine, se jette dans les roseaux; tel le garrot blanc, il plonge dans l’onde.
- 189. Il bondit sur un coursier rapide, puis saute а terre comme un loup aux pattes blanches.
- 190. Il s’élance vers les prairies du Donec, et tel un faucon, il vole sous la brume, abattant des oies et des cygnes pour sa chère du matin, son repas de midi, et le souper du soir.
- 191. Tandis qu’Igor’ vole tel le faucon, Vlur court tel le loup, secouant de son poil la rosée froide: c’est qu’ils ont fourbu leurs chevaux rapides.
- 192. Et le Donec dit:
- 193. «Prince Igor’, c’est grande gloire pour toi, pour Končak grand dépit; pour la terre russe, grande liesse.»
- 194. Igor’ dit:
- 195. «O Donec, c’est grande gloire pour toi qui as bercé le prince sur tes vagues, qui lui as étendu une couche d’herbes verdoyantes sur tes berges argentées, qui l’as vêtu de brumes tièdes sous le dais d’un arbre vert.. «
- 196. Tu l’as fait garder par un garrot sur l’onde, par les mouettes au fil de l’eau, par les canards noirs au souffle des vents!»
- 197. La rivière Stugna, elle, tint un autre langage. Avec son courant perfide, gonflé de ruisseaux et de torrents étrangers, n’a-t-elle pas pressé entre deux buissons le jeune prince Rostislav, pour l’engloutir dans un gouffre près de sa rive sombre?
- 198. Et la mère de Rostislav pleure son fils, le jeune prince Rostislav.
- 199. Les fleurs languissent de pitié et le chagrin a penché l’arbre vers la terre.
- 200. Ce ne sont pas les pies qui se sont prises а jacasser, mais c’est Gza, avec Končak qui rôde sur la trace d’Igor’.
- 201. A présent nul croassement de corbeaux, les choucas se taisent, et les pies ne jasent point.
- 202. Seuls les piverts, grimpés sur les rameaux des saules, enseignent, par leurs coups de bec, le chemin de la rivière; et voilа que les rossignols, de leurs chants d’allégresse, annoncent l’aurore.
- 203. Gza dit а Končak:
- 204. «Si le faucon vole vers son nid, toi et moi, nous percerons le fauconneau de nos flèches dorées.»
- 205. Et Končak dit а Gza:
- 206. «Si le faucon vole vers son nid, toi et moi, nous enchaоnerons le jeune faucon а une belle fille.»
- 207. Et Gza dit а Končak:
- 208. «Si nous l’enchaоnons а une belle fille, nous n’aurons ni le jeune faucon ni la belle, et ils fondront sur nos oiseaux pour les abattre sur la plaine koumane.»
- 209. Boyan le chantre du temps jadis, de Yaroslav et d’Oleg, de nos premiers princes, l’a dit, prévoyant jusqu’au fils de Svyatoslav:
- 210. «Quelle douleur, tête, d’être sans épaules, quel malheur, corps, d’être sans tête»,–quelle détresse, terre russe, d’être sans ton Igor’!
- 211. Le soleil luit dans le ciel,–le prince Igor’ est en terre russe!
- 212. Les vierges chantent sur le Danube et leurs voix ondulent а travers la mer jusqu’а Kiev.
- 213. Igor’ monte par Boričev, vers la Sainte Vierge de la Tour.
- 214. Les pays exultent, les villes sont en liesse.
- 215. Les vieux princes ayant eu leur los, les jeunes а leur tour doivent être glorifiés.
- 216. Gloire а vous, Igor’, fils de Svyatoslav, ardent taureau Vsevolod et Vladimir fils d’Igor’!
- 217. Vivent les princes, et la družina qui guerroient pour les chrétiens contre les hordes infidèles!
- 218. Gloire aux princes, honneur а la družina!
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Орехов Б. В. Параллельный корпус переводов «Слова о полку Игореве»: итоги и перспективы // Национальный корпус русского языка: 2006—2008. Новые результаты и перспективы. — СПб.: Нестор-История, 2009. — С. 462—473.